Peut-on faire de Julien Sorel un homme trans ? # théorie littéraire n°1

Publié le par Angel Bain

Kim Rossi Stuart dans le rôle de Julien Sorel dans le téléfilm de Jean-Daniel Verhaeghe (1997)

Kim Rossi Stuart dans le rôle de Julien Sorel dans le téléfilm de Jean-Daniel Verhaeghe (1997)

J'ai parfois des idées bizarres. Certaines sont plus bizarres que d'autres, et parmi celles-là, il y a celle que j'appelle "la trans-personnagisation", le fait d'attribuer à des personnages de la littérature un caractère queer qu'ils n'avaient pas au départ. C'est mon côté lobby LGBT, j'aime envahir le monde. Un jour, mon professeur de littérature m'a en effet dit qu'une oeuvre était aussi ce qu'on en lisait. Je doute qu'il s'attendait à ce que dans ma tête, ça se traduise par la transformation de Julien Sorel en homme trans, mais bon, tout de même, qu'il soit béni par la Force pour avoir légitimé d'un coup les milliers de théories farfelues au sujet d'oeuvres littéraires qui traînent sur internet et qui ne vont pas tarder à être rejointes par la mienne.

Julien Sorel, donc. Le personnage principal du roman le Rouge et le Noir de Stendhal. Si vous ne l'avez pas lu, ou si c'est il y a longtemps, et que vous ne vous en souvenez pas, je vous invite à lire les articles  et . Ils vous rafraîchiront la mémoire quant à l'intrigue générale. Vous constaterez que tout dans ce résumé va contre mon idée ; en effet, la famille de Julien le voient comme un homme, et Mathilde de la Mole tombe enceinte de lui, ce qui semble rendre totalement impossible mon idée. 

Cependant, le titre de cet article n'est pas "Julien Sorel est-il un homme trans ?" mais "Peut-on faire de Julien Sorel un homme trans ?". Ainsi, vous comprendrez aisément que le sujet que je me donne est de voir les limites de l'interprétation que l'on peut faire d'une oeuvre. Comme prémisse, je pose cette idée que l'interprétation d'une oeuvre est à la fois infinie et finie : en effet, il existe une infinité de manières d'interpréter une oeuvre littéraire, cependant cette infinité se situe dans des limites. Si cette idée vous semble un peu compliquée, imaginez l'intervalle de nombre entre 1 et 2 : il y a 1,01, 1,2, 1,456, etc. Il en existe une infinité ; cependant, le nombre 3 n'est pas dans cet intervalle. Les interprétations d'une oeuvre fonctionnent de la même manière. 

 

Ainsi, je pourrais appuyer mes dires sur cette description de Julien via le point de vue de Madame de Rênal, et qui m'a pour la première fois donnée un coup de coeur pour ce personnage :

"Avec la vivacité et la grâce qui lui étaient naturelles quand elle était loin des regards des hommes, Mme de Rênal sortait par la porte-fenêtre du salon qui donnait sur le jardin, quand elle aperçut près de la porte d'entrée la figure d'un jeune paysan presque encore enfant, extrêmement pâle et qui venait de pleurer. Il était en chemise bien blanche, et avait sous le bras une veste fort propre de ratine violette. 

Le teint de ce petit paysan était si blanc, ses yeux si doux, que l'esprit un peu romanesque de Mme de Rênal eut d'abord l'idée que ce pouvait être une jeune fille deguisée, qui venait demander quelque grâce à M. le maire. Elle eut pitié de cette pauvre créature, arrêtée à la porte d'entrée, et qui évidemment n'osait pas lever la main jusqu'à la sonnette. Mme de Rênal s'approcha, distraite un instant de l'amer chagrin que lui donnait l'arrivée du précepteur. Julien tourné vers la porte, ne la voyait pas s'avancer. Il tressaillit quand une voix douce lui dit tout près de l'oreille :

– Que voulez-vous ici, mon enfant ? 

Si je voulais vraiment insister sur ma théorie, je dirais qu'on constate dans cet extrait que Julien, à dix-neuf ans, à l'air "presque encore enfant", ce qui est un bon indice (les hommes trans font souvent plus jeunes), que Mme de Rênal voit en lui "une jeune fille déguisée", la pâleur de son visage, caractéristique associée au féminin et qui montrerait aussi l'assignation du personnage, ainsi que l'aspect prédictif de la première phrase, de Mme de Rênal agissant comme quand elle est "loin des regards des hommes" et au contraire sous le regard de Julien, qui est donc dans cet espace féminin "safe" parce que n'étant pas un oppressif homme cisgenre.

D'ailleurs, on remarquera que la seule occurence du mot "sexe" est au chapitre 7, "les Affinités électives" : 

"La grossièreté, et la plus brutale insensibilité à tout ce qui n’était pas intérêt d’argent, de préséance ou de croix ; la haine aveugle pour tout raisonnement qui les contrariait, lui parurent des choses naturelles à ce sexe, comme porter des bottes et un chapeau de feutre."

Où le sexe "masculin" est associé à des caractéristiques qui ne sont pas celles de Julien, comme "la haine aveugle pour tout raisonnement" "la plus brutale insensibilité". Julien échappe à la masculinité oppressive parce qu'il n'est pas un dominant sociologique dans l'association sexe/genre à laquelle il appartient. Le terme "naturel" est ici à prendre dans son sens social, comme la construction sociale acquise qui enfile le masque de l'inné lorsque le genre et le sexe correspondent, ce que s'imagine Mme de Rênal avant de rencontrer Julien. 

Cependant, le but n'est pas ici de vous prouver mon idée, qui de toute manière est démentie par la grossesse de Mathilde de la Mole à la fin (même si, si j'avais l'esprit vraiment tordu, j'accuserai Mathilde de faire passer Julien pour le père alors qu'elle a en vérité couché avec un autre homme).

"D'où tu m'attribues des amants ? Je suis fidèle à Julien, c'est plus romanesque."

Il me semble peu probable qu'on puisse faire de Stendhal un génial précurseur de l'existence des personnes trans dans l'espace de la fiction romanesque, et dont la seule maladresse serait de faire quelques légères confusions entre travestissement et transidentité. 

Cependant, la question se pose quand même : pourquoi ma théorie est-elle moins valable qu'une autre ? Déjà, j'entends plusieurs de mes détracteurs hurler que je suis d'une mauvaise foi sans nom à force de chercher dans un personnage qui tient une place primordiale dans mon coeur des points communs avec moi-même plus que de raison. Ils n'ont sans doute pas tort : j'aime Julien Sorel, et il m'est sans doute impossible d'être objectif ici. Cependant, avant de brandir devant mon assertion le drapeau de l'objectivité, ne reproduisez pas mes défauts et faites preuve d'un peu de bonne foi : l'objectivité, ça n'existe pas. Les raisons qui font qu'un avis tend plus ou moins vers cette objectivité sont des constructions. 

Laissez-moi prouver ce dernier point, qui fera sans doute bondir plus d'un sur sa chaise. Je ne renie pas l'existence d'une vérité objective. Le réel est ce qu'il est, forcément quelque chose. Quand on en vient à une oeuvre qui n'est pas le réel, la seule objectivité possible, ce sont les mots. Pas leur signification, pas leur sens caché : juste les mots. Le réel est la seule vérité objective possible. Là où je m'insurge, c'est quand on essaie de me faire croire qu'il existe une réalité objective, c'est-à dire une manière de voir le réel qui serait plus vraie qu'une autre. Cette réalité existe sans doute aussi (la vision du réel comme la plus proche possible de lui) mais comment la trouver ? Alors là, bon courage, parce que ça va être coton, étant donné que vous voyez le réel à travers la vision de la réalité, vous ne voyez jamais le réel lui-même. Vous ne pouvez pas connaître le réel lui-même, seulement une vision de ce réel. Et moi pareil. 

Ca vous semble dingue ? Voici une image pour vous faire comprendre mon idée : 

Traduction : "C'est vraiment perturbant !" Avec un personnage qui dit "Quatre !" et l'autre "Non, Trois !"

Ces deux personnes ont une perception différente du réel, et soutiendrons probablement très fort le fait que leur perception est LA réalité objective. Cependant, toute personne prétendant qu'il y a 5 bâtons se fera rire au nez. La question est donc : pourquoi dire qu'il y a cinq bâtons est une interprétation rejetée, alors que dire qu'il y en a 3 ou 4 est une interprétation valable ? 

Dans ce cas-là, c'est simple : PERSONNE ne voit cinq bâtons sur cette image, à moins d'avoir bu (mais avoir bu, est-ce un problème de cohésion avec le réel ou la réalité ? Haha, on est toujours bloqué). Dans le cas de Julien, ça devient plus compliqué : au moins une personne, moi, y a vu un homme trans. Alors pourquoi mon interprétation n'a-t-elle pas le droit de rentrer dans le cercle de l'infinité des interprétations possibles ? 

Une première réponse serait : parce que j'ajoute à l'oeuvre quelque chose qui n'y est pas, le thème de la transidentité, qui n'est jamais mentionnée. Cependant, ça serait partir du principe que si on ne dit pas qu'un personnage est transgenre, alors par défaut, il est cisgenre. Je dirais : oui, le plus souvent, d'ailleurs Stendhal a très probablement écrit son livre dans cette optique, vu que comme je l'ai dit, ça m'étonnerait vraiment qu'il aie dépassé son temps sur cette question. Cependant, la question n'est pas de faire une lecture de ce que l'auteur a voulu dire : on s'en fiche il est mort et on ne le saura jamais. L'idée est de savoir ce que l'auteur a dit. Pour poser la chose en d'autres termes : Stendhal n'a sûrement pas imaginé Julien Sorel comme un homme trans, mais qu'est-ce qui m'empêche de le lire comme tel, moi lecteur qui ne part pas du principe que tous les personnages sont cisgenres ? Rien. On ne dit jamais que Julien est un homme cisgenre, mais vous le voyez comme cela. Ce n'est pas moi qui ajoute quelque chose à la lecture pure et simple du texte, c'est vous ! Vous voilà bien bêtes à présent. 

Deuxième réponse : MAIS MATHILDE TOMBE ENCEINTE. Alors oui, d'accord, dans notre monde, au dix-neuvième siècle, faire un enfant entre deux personnes assignées filles, je pense pouvoir supposer que c'est impossible. Et encore, Julien aurait pu être intersexe... Mais on a dit qu'on partait sur l'idée qu'il était un homme transgenre, donc assigné fille sans souci. Pour répondre à cette deuxième objection, je ne vais pas utiliser la théorie comme quoi il y aurait un tiers qui aurait aussi eu une relation avec Mathilde, parce qu'ici il s'agirait d'un véritable ajout par rapport au texte original qui ne mentionne rien de cette nature. 

Non, ma réponse va porter sur la nature du texte Le Rouge et le Noir. Alors oui, je vous entends tous hurler : mais on sait ce que c'est que le Rouge et le Noir, c'est un roman, ne nous prend pas pour des idiots ! Non, je ne vous prend pas pour des idiots et vous avez raison : c'est un roman. Et vous savez ce que le roman n'est pas ? Le réel. Julien Sorel n'existe pas dans le réel, il n'existe qu'un fait divers, dont Stendhal a tiré son inspiration certes, mais toujours est-il que le principe même de la fiction, c'est que ça n'est pas réel. Par conséquent, qu'est-ce qui nous empêche de nous imaginer que nous sommes dans un dix-neuvième siècle parallèle où c'est le genre et non le sexe qui détermine la capacité à procréer ? Pourquoi pas ? On ne mentionne jamais le sexe des personnages dans le Rouge et le Noir, ils n'existent que par leur genre. C'est nous qui leur supposons un sexe ensuite. 

 

 

 

"Et moi, on m'a demandé mon avis avant de décider de quel sexe j'étais ?"

Je vous entend déjà me seriner ce qu'on vous répète depuis la 3e : oui, mais Stendhal est un auteur du réel, il cherche à approcher le plus possible de ce réel, or on est très loin du réel avec ton idée de genre = capacité à procréer. Sauf que le roman du réel, ça appartient à l'intention de l'auteur, et qu'ai-je dit au sujet de l'intention de l'auteur ? Qu'on s'en fichait parce qu'au fond du fond du bout on ne pouvait pas la connaître ? Exactement. Le fait que Stendhal aie voulu faire un roman du réel, c'est une chose ; le fait que le Rouge et le Noir soit un roman du réel, ç'en est une autre. Cela dépend de l'inteprétation qu'on en a. 

On entre donc dans une logique où l'interprétation dominante pose les limites dans lesquelles on peut interpréter une oeuvre. Or, l'interprétation dominante se base, pour poser ses limites, sur des raisons qui appartiennent elles-mêmes à des logiques de domination : domination de l'intention de l'auteur contre la vision du lecteur, domination cisgenre contre le transgenre. Mon interprétation est minoritaire et dominée parce que les raisons qui font que je vois Julien Sorel comme un homme transgenre ne sont pas les bonnes selon la nomenclature des raisons qui rendent une interprétation considérée comme plus pertinente qu'une autre : je projette mon identité personnelle, physique et mentale dans Julien Sorel, là où l'on voudrait que je reste neutre d'un point de vue de mon identité (et cette neutralité signifie bien souvent adopter le point de vue du dominant social, dans ce cas précis l'homme cisgenre intellectuel). Je valorise mon interprétation par rapport à la volonté de l'auteur, là où l'on voudrait que l'école réaliste à laquelle appartient Stendhal soit une clé de compréhension primordiale. Enfin, j'adopte un point de vue minimal par rapport à la signification pure des mots, là où l'on ajoute à l'oeuvre des choses qui n'y sont jamais mentionnées, comme le fait que Julien Sorel soit doté d'un pénis procréateur ou que l'époque historique signifie forcément l'absence de personne transgenre. 

 

La réponse à la question de l'article selon moi est donc que oui, je peux faire de Julien Sorel un homme transgenre, mais que je n'ai pas intérêt à croire que mon avis à de la valeur, car l'avis de l'académicien cisgenre, raisonnable et qui a son diplôme de spécialiste a plus de valeur que celui du lecteur-blogueur trans en jogging que je suis. Parce que je n'utilise pas les outils consacrés de l'interprétation, et que mon interprétation est beaucoup trop éloignée du noyau canonique, elle est considérée comme folle et inepte. Pourtant, l'égalité des interprétations existe en droit, mais de fait, tente de faire un commentaire de texte avec cette idée que Julien a un vagin, et tu vas voir la note que tu auras à ton concours de l'ENS. 

Sources (liens)

http://www.alalettre.com/stendhal-oeuvres-le-rouge-et-le-noir.php : résumé et citations sur l'oeuvre

https://blogpasblog.wordpress.com/2012/12/14/le-rouge-et-le-noir-ascenseur-pour-lechafaud/ origine des images extraites du téléfilm et notions sur le contexte de parution

http://www.bacdefrancais.net/rouge-et-noir-6.php origine de l'extrait cité.

http://www.infusefive.com/2013/04/17/perception-is-reality-marketing/ pour l'origine de l'image des bâtons.

https://fr.wikisource.org/wiki/Le_Rouge_et_le_Noir/Texte_entier pour lire et relire cette oeuvre majeure de la littérature française à moindre frais

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